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Les approches de la criminalité organisée

 

Si la criminalité transnationale organisée prend de nombreuses formes, les groupes criminels organisés partagent plusieurs caractéristiques. Ces groupes sont souvent souples, dynamiques, novateurs et résistants. Ils s’adaptent et réagissent rapidement aux mesures de détection et de répression, en identifiant facilement de nouveaux marchés, produits, routes et modes opératoires, en formant de nouvelles alliances si nécessaire et en se livrant à un éventail grandissant d’activités illicites. Une menace transnationale complexe et volatile résulte de cette situation. Ceux qui veulent endiguer efficacement la criminalité transnationale organisée doivent s’efforcer d’élaborer des stratégies proactives aussi souples et dynamiques que les activités des groupes criminels organisés. Dans la lutte contre la criminalité transnationale organisée, la prévention est essentielle et requiert des efforts ciblés.

Il est de plus en plus reconnu que traiter la criminalité organisée comme une question de sécurité ne suffit pas et qu’une stratégie complète pour faire face à ce phénomène doit prendre en compte le développement durable conforme aux droits de l’homme. En d’autres termes, pour lutter efficacement contre les organisations criminelles, il faut offrir aux individus et aux communautés des opportunités de mener une vie économique, sociale et politique digne (Stack et al., 2019). Par conséquent, la prévention de la criminalité organisée n’est plus comprise comme relevant de la seule responsabilité des services de détection et de répression (Fijnaut et Paoli, 2004 ; Harfield, 2006 ; Levi, 2006). La criminalité organisée a des causes multiples, et de nombreux secteurs de la société peuvent avoir un impact sur les niveaux de criminalité et ont donc une responsabilité d’agir pour aider à la prévenir. La criminalité organisée ne peut être prévenue et combattue efficacement que par le biais d’une approche multisectorielle, multidisciplinaire et intégrée.

En raison de l’importance de la prévention dans la lutte contre la criminalité organisée, la Convention contre la criminalité organisée y consacre un article – l’article 31. Comme seule exigence obligatoire, l’article 31 demande aux États de fournir au Secrétaire général des Nations Unies les coordonnées des autorités nationales pouvant aider les autres États à élaborer des mesures préventives contre la criminalité transnationale organisée (article 31(6)). L’article encourage également les États à adopter une série de mesures facultatives. Les principales exigences obligatoires et facultatives détaillées dans l’article 31 sont résumées ci-dessous.

Article 31 de la Convention contre la criminalité organisée : Prévention

Exigences principales

L’article 31(1) encourage les États parties à élaborer et à évaluer les projets nationaux ainsi qu’à mettre en place et à promouvoir les meilleures pratiques pour prévenir la criminalité transnationale organisée. 

En vertu de l’article 31(2), les États parties doivent s’efforcer de réduire, conformément aux principes fondamentaux de leur droit interne, les possibilités actuelles ou futures des groupes criminels organisés de participer à l’activité des marchés licites en utilisant les produits du crime. Les mesures préventives prévues à l’article 31(2) doivent être axées sur les mesures spécifiques énumérées aux alinéas (a) à (d). 

L’article 31(3) encourage les États parties à promouvoir la réinsertion dans la société des personnes reconnues coupables d’infractions visées par la Convention contre la criminalité organisée. 

L’article 31(4) encourage les États parties à évaluer périodiquement les instruments juridiques et les pratiques administratives pertinents en vue de déterminer s’ils comportent des lacunes permettant aux groupes criminels organisés d’en faire un usage impropre. 

L’article 31(5) encourage les États parties à promouvoir la sensibilisation du public à l’existence, aux causes et à la gravité de la criminalité transnationale organisée et à la menace qu’elle représente.

L’article 31(6) exige des États parties qu’ils communiquent au Secrétaire général des Nations Unies les coordonnées des autorités nationales susceptibles d’aider les autres États parties à mettre au point des mesures de prévention de la criminalité transnationale organisée.

L’article 31(7) exige des États parties qu’ils collaborent entre eux et avec les organisations régionales et internationales compétentes, selon qu’il convient, en vue de promouvoir et de mettre au point les mesures décrites ci-dessus.

Source : Nouveau Guide législatif pour l’application de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée et les Protocoles s’y rapportant (2015). 

 

Les exigences soulignées dans l’article 31 trouvent diverses représentations dans les cadres théoriques élaborés pour systématiser les approches en matière de prévention de la criminalité organisée. Levi et Maguire (2004) ont notamment présenté une vue d’ensemble de certaines des approches « non traditionnelles » les plus importantes en matière de prévention de la criminalité organisée, en s’appuyant sur les recherches de Schneider (2001). Ces approches sont parfois aussi appelées « approches non pénales » ou « approches administratives ». Comme le soulignent Levi et Maguire, et à l’instar des techniques de Cornish et Clarke pour la prévention situationnelle de la criminalité, la typologie de Schneider n'a pas de caractère analytique, mais constitue simplement une sorte de classification « d’histoire naturelle » des méthodes d’intervention générales, chacune d’entre elles pouvant fonctionner dans un contexte différent et selon diverses combinaisons.

La typologie proposée représente trois approches « non traditionnelles » principales : les approches communautaires ; les approches réglementaires, perturbatrices et non judiciaires ; et la participation du secteur privé. Les interventions comprises dans chaque catégorie peuvent en réalité appartenir à différentes approches en fonction du point de vue utilisé pour les analyser (par exemple, certaines politiques et certains programmes adoptés pour prévenir le blanchiment d’argent pourraient relever des « approches réglementaires, perturbatrices et non judiciaires » ou de la « participation du secteur privé »). Le tableau ci-dessous s’appuie sur les conclusions de Levi et Maguire.

Les approches communautaires
  1. La prévention communautaire de la criminalité
  2. La participation passive des citoyens
  3. La participation active des citoyens
Les approches réglementaires, perturbatrices et non judiciaires
  1. Les politiques, programmes et organismes de réglementation (nationales et étrangères, y compris le GAFI, le FMI, la Banque mondiale, etc.)
  2. Le traitement douanier et autres traitements réglementaires (par exemple, les mesures anti-blanchiment d’argent, les importations de conteneurs et droits de douane, etc.)
  3. Les rapports d’activités courantes et suspectes comme déclencheurs d’enquêtes
  4. Les politiques et programmes fiscaux
  5. Les injonctions civiles et autres sanctions
  6. Les interventions en matière de sécurité et de renseignement
  7. Les politiques étrangères et les programmes d’aide
La participation du secteur privé
  1. Les réponses individuelles des entreprises
  2. Les associations professionnelles et industrielles
  3. Les logiciels anti-fraude, contre les cyberattaques et contre le blanchiment d’argent
  4. Les services de sécurité privés
  5. Le parrainage privé du maintien de l’ordre

Source : modifié à partir de Levi and Maguire (2004)

Les approches communautaires

Les approches communautaires, et en particulier la prévention communautaire de la criminalité, sont déjà examinées dans d’autres sections de ce module. Ce type de prévention de la criminalité est axé sur le renforcement des communautés par la prestation de services qui créent des liens entre les membres de la communauté et les mettent en relation avec des ressources et des services externes qui peuvent les aider à lutter contre la criminalité en général, et en particulier la criminalité organisée. Cette approche met l’accent sur les communautés résidentielles et les quartiers et cherche à modifier les conditions sociales associées à la criminalité. Par conséquent, elle nécessite de s’attaquer à toutes les raisons complexes pour lesquelles les populations se tournent vers l’illégalité, notamment les lacunes en matière de détection et de répression, ainsi que l’insécurité économique et physique et la marginalisation sociale.

Renforcer la capacité d’adaptation des communautés contre la criminalité organisée

En général, la capacité d’adaptation est la capacité à répondre aux chocs et aux facteurs de stress et à s’en remettre. Dans le cadre du travail avec les communautés, la capacité d’adaptation a été décrite comme « la capacité d’une communauté à répondre à l’adversité tout en conservant ses capacités fonctionnelles. Elle désigne la compétence collective d’une communauté à absorber le changement, à se transformer et à saisir les occasions d’améliorer les conditions. Elle comprend la capacité de la communauté à mener des actions concertées ainsi que son aptitude à résoudre les problèmes et à établir un consensus pour apporterdes réponses coordonnées » (Walker et al., 2010).

Selon Vanda Felbab-Brown (2011), renforcer la capacité d’adaptation des communautés à la criminalité organisée nécessite une approche à plusieurs facettes, qui comprend :

  • Assurer un développement économique efficace – que ce soit pour les espaces urbains ou ruraux – à l’aide de programmes bien financés, durables et complets, centrés sur la création d’emplois légaux ;
  • Répondre aux moteurs structurels poussant les communautés à participer aux économies illégales – tels que les lacunes des systèmes d’infrastructures, le manque d’accès au microcrédit, etc. – de manière exhaustive, dans le cadre des efforts de développement rural ou d’aménagement urbain ;
  • Répondre à la criminalité urbaine afin de restaurer la capacité associative des communautés et de donner un élan aux économies légales ;
  • Donner accès à des mécanismes de résolutions des conflits et judiciaires ;
  • Encourager la protection des droits de l’homme, la réconciliation et les approches non violentes ;
  • Améliorer l’accès à une éducation efficace ainsi qu’aux soins de santé – une forme d’investissement dans le capital humain ;
  • Protéger les économies informelles des rachats par l’État et limiter la capacité des groupes criminels à devenir des franchises de polycriminalité (c’est-à-dire, à se livrer à une série d’activité délictueuses et à en tirer profit) ; et
  • Créer des espaces publics exempts de violence et de répression dans lesquels la société civile peut recréer sa capacité associative et son capital social.

 

Si les stratégies de participation citoyenne active et passive se concentrent sur le rôle de la société civile dans la lutte contre la criminalité organisée, elles se distinguent dans le niveau de participation généralement requis par les organismes gouvernementaux et autres agents. La participation citoyenne passive comprend la sensibilisation du public aux dangers, aux caractéristiques et aux manifestations de la criminalité transnationale organisée ainsi que la mise en place de permanences téléphoniques pour obtenir des informations sur les incidents pertinents. Ces initiatives axées sur la communauté, qui figurent au premier plan dans les stratégies nationales de lutte contre ce type de comportement délictueux, impliquent généralement une forte participation des organismes publics. Parmi les exemples de campagnes de prévention des comportements criminels organisés, on peut également citer la formation du corps enseignant et des agents de ressources scolaires pour sensibiliser les écoliers aux questions civiques et juridiques ; d’autres visent à promouvoir la sensibilisation aux menaces posées par la criminalité transnationale organisée et aux conséquences pour les auteurs d’infractions. Ces initiatives mettent souvent en avant les succès dans la lutte contre la criminalité transnationale organisée, tels que la condamnation des auteurs d’infraction ou la confiscation et/ou saisie d’avoirs illicites, afin de renforcer la confiance du public dans les services de détection et de répression et dans les institutions publiques, d’encourager des partenariats intersectoriels et de dissuader les délinquants potentiels.

D’autre part, la participation citoyenne active englobe un large éventail d’activités, d’organisations et de groupes dirigés par la société civile et liés à la lutte contre la criminalité organisée. Ces initiatives ont abordé des questions telles qu’une plus grande transparence dans les procédures de prises de décision du gouvernement et du secteur des affaires, la lutte contre l’impunité et l’exigence de justice afin de garantir que l’intérêt public reçoive une attention prioritaire. Un exemple bien connu de ces mouvements est Transparency International, une organisation de la société civile créée en 1993 par quelques personnes qui ont décidé de prendre position contre la corruption. Aujourd’hui présent dans plus de 100 pays, le mouvement promeut la transparence, la responsabilité et l’intégrité à tous les niveaux et dans tous les secteurs de la société (Transparency International, 2020). D’autres initiatives ont été conçues pour améliorer les interactions des services de détection et de répression avec le public, la compréhension des problèmes par la communauté ainsi que l’aide aux victimes (UE, 2015 ; Ralchev, 2004 ; Schneider et Schneider, 2012). L’un des axes principaux des organisations de la société civile est également de promouvoir la sensibilisation et l’éducation des citoyens, des gouvernements et des entreprises concernant la nécessité et la valeur de l’intégrité et du traitement équitable des citoyens dans la prévention de la criminalité et dans les procédures de justice pénale.

Le rôle de l’art et de l’éducation dans la prévention de la criminalité organisée

Un problème central à la persistance de la criminalité organisée est la tolérance du public à son égard, souvent liée à un manque de compréhension des effets négatifs de ce problème et de la manière dont il impacte notre vie quotidienne. L’éducation du public et l’art sont essentiels pour diffuser les connaissances et la compréhension de ce phénomène.

Un projet récent de l’université de Milan (Italie) et du théâtre « Piccolo » est un exemple de la façon dont cela peut être fait en pratique. Dieci storie proprio così est le nom d’une pièce de théâtre issue d’une collaboration entre des institutions pénitentiaires, des universités et la société civile au sens large. La pièce est centrée sur la présence transversale de la mafia qui opère dans l’obscurité pour détruire la conscience collective et la capacité des individus et des communautés à comprendre ses effets négatifs et à réagir. Elle raconte des histoires vraies de victimes de la criminalité organisée ainsi que des histoires d’engagement civique, de rédemption sociale et de responsabilité individuelle et collective. 

 

Les approches réglementaires, perturbatrices et hors système judiciaire

Cette catégorie comprend un large éventail d’activités qui impliquent toutes des organismes publics à différents niveaux qui ne font pas partie du système formel de justice pénale. Pour faciliter l’exposé et en tenant compte de la catégorisation de Levi et Maguire (2004), ces approches sont analysées comme suit : premièrement, celles axées sur les stratégies financières et fiscales et deuxièmement, celles centrées sur l’utilisation des pouvoirs réglementaires pour perturber les « activités criminelles » (bien que ces deux catégories ne soient certainement pas clairement délimitées ou mutuellement exclusives).

Les stratégies fiscales et financières

Les opérations des marchés légitimes peuvent être ébranlées par les groupes criminels organisés et leurs activités, telles que le blanchiment d’argent et la corruption. Ces types de criminalité interfèrent avec les politiques économiques et autres, faussent les conditions des marchés et en définitive produisent de graves risques systémiques. La poursuite proactive des avoirs criminels est un composant essentiel de la lutte contre la criminalité organisée et joue un rôle important dans toute stratégie efficace de prévention de la criminalité organisée. Le recouvrement des produits du crime peut grandement contribuer à la réduction de la criminalité car il empêche les criminels de financer de nouvelles opérations et transmet un message de dissuasion à ceux qui pourraient autrement chercher à se livrer à des activités relevant de la criminalité organisée. Cependant, l’identification et le recouvrement des avoirs criminels est un processus difficile car ils sont souvent cachés par leurs propriétaires illégitimes, par exemple sur des comptes bancaires étrangers. Une discussion plus détaillée sur le recouvrement des avoirs est disponible dans le Module 12 de la série de modules sur la lutte contre la corruption.

Malgré les difficultés, les stratégies efficaces de prévention de la criminalité organisée comprennent la confiscation des produits du crime. Conçue à l’origine principalement en termes de recours après la condamnation (c’est-à-dire, la confiscation fondée sur la condamnation), la confiscation est maintenant de plus en plus considérée comme une mesure administrative ou civile, indépendante des poursuites pénales (c’est-à-dire, la confiscation en l’absence de condamnation) (voir également le Module 10 de la série de modules de l’ONUDC sur la criminalité organisée). Ce type de confiscation est généralement effectué par un enquêteur ou un organisme agréé et comprend une procédure pour la confiscation des avoirs utilisés ou impliqués dans la commission de l’infraction. La confiscation en l’absence de condamnation a souvent lieu de l’une des deux façons suivantes. La première est la confiscation dans le contexte d’une procédure pénale mais sans qu’il soit nécessaire d’obtenir une condamnation ou un verdict de culpabilité. Dans ces situations, les lois sur la confiscation en l’absence de condamnation sont souvent intégrées dans des codes pénaux existants ainsi que dans des législations sur le blanchiment d’argent ou sur les drogues, et sont considérées comme des procédures auxquelles s’appliquent les lois de procédure pénale. Le deuxième moyen est la confiscation en dehors de la procédure pénale, par exemple dans le cadre d’une procédure civile ou administrative. Il s’agit d’une procédure distincte qui peut se dérouler indépendamment de ou conjointement à toute procédure pénale connexe (ONUDC, 2019).

Un examen par l’ONUDC d’affaires de criminalité dans plusieurs pays a révélé que le blanchiment d’argent et la confiscation sont souvent étroitement liés, et que près de la moitié des affaires impliquant la saisie ou la confiscation des produits du crime ont fait l’objet d’une enquête ou de chefs d’accusation pour blanchiment d’argent (ONUDC, 2012(a)). Ce constat suggère que la prévention de et des enquêtes complètes sur la criminalité organisée devraient inclure une enquête financière parallèle sur les activités de blanchiment d’argent qui y sont liées (sur ce sujet, veuillez également consulter le Module 4 de la série de modules de l’ONUDC sur la criminalité organisée). Ces dernières années, face aux menaces posées par la criminalité transnationale, la corruption et le terrorisme, de nombreux pays ont étendu leurs efforts de contrôle du blanchiment d’argent au-delà des banques pour inclure d’autres types d’entreprises susceptibles d’échanger ou de déplacer de grosses sommes d’argent liquide (par exemple, les sociétés d’encaissement de chèques, les transmetteurs de fonds, les bijoutiers, les prêteurs sur gage, les casinos, les entreprises de cartes de crédit et les émetteurs de chèques de voyage et de mandats).

Dans la sphère internationale, un important dispositif d’évaluation mutuelle a été mis en place pour vérifier la qualité des dispositions anti-blanchiment d’argent, qui comprend des inspections périodiques par des membres du Groupe d’action financière (GAFI). Lorsque les dispositions nationales et leur mise en œuvre ne satisfont pas ces normes mondiales, des avertissements peuvent être émis dans le monde entier à l’intention des institutions financières afin qu’elles fassent preuve de prudence et d’une diligence particulière lorsqu’elles traitent des transactions provenant de ces pays. Cela rend les transactions financières du pays plus lentes et plus coûteuses, ce qui réduit également certains des avantages pour les blanchisseurs d’argent et les détourneurs de fonds (Levi et Maguire, 2004).

Comme souligné dans un rapport des Nations Unies de 2014, le renforcement de la coopération entre les autorités nationales compétentes impliquées dans la lutte contre les produits du crime, telles que les services de détection et de répression et les autorités fiscales ainsi que des entités privées pertinentes, est un autre élément important des stratégies ciblant les produits du crime (ONU, 2014). Le rapport souligne également que, outre l’établissement d’une expertise interdisciplinaire et de compétences spécialisées sous l’égide d’une seule cellule de renseignements financiers (FIU), d’autres moyens permettant de renforcer la coopération entre les organismes gouvernementaux et les entités du secteur privé pertinents devraient être mis en place et utilisés. Par exemple, les efforts visant à identifier et à confisquer les produits du crime peuvent nécessiter des informations fiscales, exigeant ainsi la coopération des autorités fiscales et des services de détection et de répression. La coopération internationale et nationale est examinée plus en détail dans une autre section ci-dessous.

L’utilisation des pouvoirs réglementaires pour perturber les « activités criminelles »

Les pouvoirs des organismes de réglementation sont largement utilisés pour rendre plus difficile aux groupes criminels organisés de s’établir et de s’organiser ainsi que d’opérer dans certains domaines. Le large éventail de mesures pouvant être prises dans ce contexte comprend une législation spéciale ainsi que des procédures de filtrage et/ou de surveillance.

Comme examiné en détail dans le Module 2 de la série de modules de l’ONUDC sur la criminalité organisée, les pays du monde entier utilisent différents types d’infractions pour incriminer le fait de participer à un groupe criminel organisé, qui est poursuivi en justice soit comme une infraction d’entente ou soit comme une infraction d’association de malfaiteurs – ou une combinaison des deux – selon la tradition juridique. Certains pays sont allés un peu plus loin et ont adopté des lois spécifiques pour s’attaquer aux éléments distinctifs des activités relevant de la criminalité organisée. Par exemple, la loi sur les organisations corrompues sous l’influence de racketteurs (Racketeer-Influenced Corrupt Organizations ou RICO), adoptée aux États-Unis en 1970, prévoit des peines prolongées pour les infractions commises dans le cadre d’une entreprise criminelle continue. Un autre exemple est l’infraction « d’association illégale de type mafieux » prévue à l’article 416 bis du code pénal italien qui a été introduite en 1982 pour compléter les dispositions de l’article 416 – « association illégale pour la commission d’une infraction »– car cette infraction s’est révélée insuffisante pour lutter efficacement contre la propagation rapide des activités délictueuses de type mafieux (Grandi, 2016).

Outre l’adoption de lois visant à incriminer la participation à un groupe criminel organisé, les pays ont également mis en place des instruments spécifiques pour filtrer et surveiller les personnes physiques et morales dans le but d’exclure les délinquants des marchés publics et des contrats de construction et, dans certains cas, d’empêcher spécifiquement l’infiltration des entreprises et du pouvoir public par la criminalité organisée. Ces mesures peuvent inclure le filtrage des candidats aux licences, aux subventions, aux appels d’offres et, plus généralement, toutes les mesures permettant aux autorités administratives de filtrer les personnes avant qu’elles n'entrent dans des secteurs réglementés. Un exemple de ces instruments est la loi sur l’administration publique (contrôle de probité) (Public Administration (Probity Screening) Act ou BIBOB Act), adoptée aux Pays Bas en 2013, qui vise à empêcher les autorités publiques de faciliter involontairement la commission d’infractions en accordant des permis, des licences, des marchés publics ou des subventions dans certains secteurs considérés comme étant à haut risque d’infiltration (par exemple, les salles de jeux d’argent, les coffeeshops, les bars et les restaurants, notamment les fast food, et le commerce du sexe) (Spapens, Peters, Van Daele, 2015). Excepté les lois et politiques au niveau national, les autorités locales peuvent aussi formuler des directives pour des vérifications approfondies des antécédents. Néanmoins, il convient de noter que le pouvoir de filtrer ou de surveiller, puis de refuser ou de révoquer des licences et des permis ou d’exclure des entreprises des appels d’offre publics restreint considérablement la liberté d’activité économique. C’est pourquoi, chaque fois que de telles mesures sont mises en place, des lois appropriées doivent être adoptées pour réglementer ces pouvoirs et protéger les intérêts publics.

D’autres instruments adoptés pour perturber les entreprises délictueuses englobent l’utilisation des pouvoirs des autorités administratives pour maintenir l’ordre public sur leur territoire. Par exemple, elles peuvent inspecter les entreprises s’il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu’elles sont utilisées pour des activités relevant de la criminalité organisée, imposer des amendes et fermer des lieux en cas de violation des réglementations administratives. Des indications de violations peuvent découler d’inspections effectuées par leur propre personnel, mais également d’informations fournies par les services de détection et de répression ou par les autorités financières. En concevant une telle approche, il est crucial de s’assurer que les administrateurs publics ne sont pas corrompus. Autrement, le système pourrait servir d’instrument à un groupe criminel organisé contre d’autres ainsi que contre le gouvernement national ou local (Levi et Maguire, 2004).

 

L’implication du secteur privé

Le secteur privé peut jouer un rôle fondamental dans la prévention de la criminalité organisée et de la corruption. Cela est particulièrement le cas dans la société actuelle où la mondialisation et la révolution des communications provoquée par la technologie ont entraîné une augmentation du pouvoir et de l’importance du secteur des entreprises dans le monde entier.

Selon une étude (GITOC, 2017), le secteur privé est substantiellement affecté par les groupes criminels organisés de différentes façons, soit en tant que cible soit en tant que facilitateur des activités relevant de la criminalité organisée. Par exemple, des secteurs peuvent être la cible de fraudes ou de vols d’avoirs ou être utilisés pour faciliter involontairement la criminalité, comme le blanchiment de produits du crime, le trafic de biens et services illicites ou le ciblage de victimes. Des études récentes ont également souligné l’impact économique élevé du fait d’avoir une autre entreprise sur le même marché affiliée à une organisation criminelle sur la rentabilité des entreprises, sur leurs performances et sur les investissements (Calamunci, Drago, 2020). Malgré l’ampleur du problème – estimé dans les milliers de milliards de dollars – des recherches ont également souligné que les ONG, les gouvernements et le secteur privé ont tendance à considérer les infractions de manière isolée et qu’il existe très peu d’exemples de coopération réussie entre les secteurs public et privé dans ce domaine (GITOC, 2017). Les organisations du secteur privé se plaignent que la communication avec les services de détection et de répression est souvent à sens unique et que le fardeau des rapports imposés par la réglementation peut décourager la coopération au lieu de la faciliter. Néanmoins, la même étude de 2017 suggère que des résultats tangibles ont été obtenus lorsque les industries prennent les devants sur les mesures de lutte contre la criminalité organisée et met en avant l’Association pour la protection des marchandises transportées (Transported Asset Protection Association ou TAPA) comme un exemple positif dans ce contexte. Coalition mondiale de fabricants, d’affréteurs, de transporteurs, d’assureurs, de prestataires de services, de services de détection et de répression et d’organismes gouvernementaux, les membres de la TAPA travaillent ensemble pour, entre autres, empêcher la criminalité liée aux marchandises et minimiser la perte de marchandises par l’élaboration et l’application de normes de sécurité mondiales, de pratiques industrielles reconnues, de technologies et de collaboration réglementaire.

Compte tenu du coût extrêmement élevé de la criminalité organisée pour le secteur privé, il n’est guère surprenant que les entreprises et les organisations privées autour du monde soient disposées à jouer un rôle dans la lutte contre ce phénomène. Il est en effet vrai que de nombreuses entreprises, grandes et petites, proposent des offres commerciales étendues en matière de sécurité et de prévention de la criminalité (organisée). Cette tendance se reflète également dans l’importance grandissante du marché de la sécurité privée qui, au cours des dernières décennies, a pris en charge une part importante des responsabilités du secteur public et s’est imposé comme un leader dans l’analyse et l’élaboration de stratégies en matière de criminalité organisée. Les pressions accrues exercées sur les services de détection et de répression ont entraîné, dans de nombreux endroits autour du monde, la « privatisation » de certaines fonctions de police, le secteur de la sécurité privée civile comblant les lacunes laissées par une police débordée et jouant un rôle croissant dans la prévention générale de la criminalité et la sécurité de la collectivité.

Bien que cette tendance réponde à un besoin concret, le Groupe d’experts de l’ONUDC sur les services de sécurité privée civile (2011) a souligné que, dans certains États, des problèmes liés à l’expansion de la taille et du rôle du secteur de la sécurité privé ont été mis en évidence. Ces problèmes varient d’un État à l’autre mais comprennent, entre autres, l’infiltration et l’implication de la criminalité organisée dans ce secteur, la corruption, le peu ou l’absence de formation des agents de sécurité privée civile, l’abus d’autorité et l’utilisation excessive de la force par le personnel, des mécanismes de responsabilité juridique inadéquats et le non-respect de la loi. De nombreux États ont réagi à la croissance du secteur de la sécurité privée civile en adoptant des lois pour le réglementer. Par exemple, dans certains pays, le personnel de sécurité privée se voit accorder des droits et des pouvoirs spéciaux (par exemple, le droit de porter des armes à feu ou des armes non létales, de demander l’identification, d’avoir recours à la force, d’effectuer des fouilles, etc.). Néanmoins, il est tout aussi important que la législation définisse ce que la sécurité privée n’a pas le droit de faire afin de prévenir les abus et de garantir la protection des droits des autres citoyens (ces interdictions peuvent inclure l’interception des communications, l’intervention dans des conflits politiques ou sociaux et d’une manière générale le fait d’agir d’une manière qui pourrait porter atteinte aux droits et libertés, à la vie, à la santé, à la réputation, à la dignité, aux biens ou aux intérêts légitimes des personnes). Le rapport de 2011 préparé par le Groupe d’experts de l’ONUDC sur les services de sécurité privée civile recommande d’envisager l’adoption de codes de conduite/d’éthique assortis de sanctions en cas d’infractions afin de réglementer efficacement le comportement du personnel de sécurité privée.

En ce qui concerne l’autorégulation, il est souhaitable d’élaborer des règles professionnelles en vertu desquelles des catégories spécifiques de professionnels (notamment les avocats, les comptables, etc.) sont empêchées de se conduire de manière compromettante par rapport à la criminalité organisée. Dans le monde des affaires, cela engloberait l’intégration d’investissements et de comportements socialement responsables dans la culture d’entreprise. La responsabilité sociale des entreprises – un phénomène assez récent tant dans le développement social que dans la culture organisationnelle des entreprises – est centrée sur le rôle important que les entreprises peuvent jouer dans l’amélioration de la qualité de vie des citoyens et des communautés et qui pourrait avoir un impact significatif sur la prévention efficace de la criminalité organisée (sur ce sujet voir, par exemple, Avina, 2011 ; Capobianco, 2005 ; ONUDC, 2013).

La responsabilité sociale des entreprises

Selon la définition du Conseil mondial des affaires pour le développement durable (World Business Council for Sustainable Development), la responsabilité sociale des entreprises fait référence à « l’engagement continu des entreprises à se comporter de manière éthique et à contribuer au développement économique tout en améliorant la qualité de vie des employés et de leurs familles ainsi que de la communauté locale et de la société dans son ensemble » (WBC, 2000).

 

Outre les mesures prises volontairement par le secteur privé, il existe également un nombre important d’exemples de législations visant à rendre les entreprises privées responsables de la surveillance et de la réduction de la criminalité organisée (Levi et Maguire, 2004). La plupart de ces mesures prennent la forme d’un encouragement ou d’une obligation de s’engager dans une « surveillance » systématique des entreprises pour repérer et signaler des signes d’activités illégales ou de transactions suspectes. Si les mesures contre le blanchiment d’argent et la corruption ont été abordées dans une autre section de ce module, un autre domaine d’intervention pertinent pour le secteur privé est celui de la cybersécurité et de la protection des individus contre la cybercriminalité. Dans ce contexte, des mécanismes de transmission de l’information clairs, transparents et facilement accessibles devraient être mis en place pour permettre aux acteurs privés de signaler des indications et manifestations d’activités relevant de la criminalité transnationale organisée.

En même temps, il ne faut pas oublier que le secteur privé peut faire partie du problème au lieu de la solution, lorsque les infractions de trafic et les infractions graves connexes sont connues pour être commises par le biais ou sous le couvert de personnes morales. Pour cette raison, comme analysé dans le Module 4 de la série de modules de l’ONUDC sur la criminalité organisée, l’article 10 de la Convention contre la criminalité organisée exige que les États parties adoptent les mesures nécessaires pour établir la responsabilité des personnes morales pour leur participation à des infractions graves impliquant un groupe criminel organisé. La nature juridique de leur responsabilité est laissée à l’appréciation de chaque État, l’article 10(2) précisant que la responsabilité des personnes morales peut être pénale, civile ou administrative