Dans leur article avant-gardiste « Doing gender » publié en 1987, West et Zimmerman écrivent :
« Dans les sociétés occidentales, il est socialement accepté que les femmes et les hommes sont des catégories d’individus définies en nature et sans équivoque aucune (Garfinkel 1967, pp. 116-118), qui présentent des dispositions comportementales et psychologiques distinctes pouvant être inférées à partir des fonctions reproductives. […] Les arrangements structurels de la société sont censés répondre à ces différences. […] Or, réduire le genre à une série fixe de traits psychologiques ou à une « variable » discrète empêche l’examen sérieux des façons dont il est utilisé pour structurer les différents domaines de l’expérience sociale. » (128) [traduction de Fabienne Malbois]
À l’époque, West et Zimmerman, ainsi que de nombreux autres spécialistes du genre qui ont suivi depuis, soutenaient que les individus ne naissent pas avec un genre spécifique correspondant à leur sexe. Le sexe fait référence aux caractéristiques anatomiques et physiologiques qui différencient les hommes et les femmes. Le genre est au contraire appris et réalisé par le biais des interactions sociales. Des expressions telles que « soit un homme » ou « se comporter comme une dame » révèlent la construction sociale du genre (voir la définition dans le glossaire). Il est attendu des hommes et des femmes qu’ils/elles se conforment à des pratiques et à des attentes spécifiques mais genrées. Le genre est « une représentation dont la production est socialement organisée » [traduction de Fabienne Malbois] (West et Zimmerman, 1987 : 129). On attend et exige des garçons qu’ils montrent des traits « virils », ou des filles qu’elles s’habillent ou se comportent « comme des dames ». Ne pas le faire a des répercussions sociales.
Conformément à ces points de vue, les Nations Unies considèrent que le terme « genre » désigne « les attributs et opportunités sociaux associés au fait d’être masculin ou féminin et les relations entre les femmes et les hommes et les filles et les garçons, ainsi que les relations entre les femmes et celles entre les hommes. Ces attributs, opportunités et relations sont socialement construits et sont appris par des processus de socialisation. Ils sont spécifiques au contexte, à la culture et à l’époque, et peuvent être modifiés. Le genre détermine ce qui est attendu, autorisé et valorisé chez une femme ou un homme dans un contexte donné. Dans la plupart des sociétés, il existe des différences et des inégalités entre les femmes et les hommes dans les responsabilités assignées, les activités entreprises, l’accès aux ressources et leur contrôle ainsi que les possibilités de prises de décisions » [traduction non officielle] (UN OSAGI, 2001).
Les spécialistes en matière de genre et criminologie ont également constaté que ces attentes genrées peuvent amener les gens à participer ou à adopter certains comportements – par exemple, pour les hommes à agir de manière violente ou dure ; pour les femmes, à adopter des rôles de pourvoyeuses de soin. En général, le genre est simplement considéré comme un fait naturel, inhérent ou incontestable qui est également ancré dans notre biologie. De nombreuses sociétés considèrent les différences entre les hommes et les femmes comme allant de soi et les perçoivent comme des constantes qui ne changent pas et qui n’évoluent pas. Certaines sociétés, en revanche, ont des approches différentes du genre, ce qui démontre encore plus sa nature de construction sociale. Par exemple, certains peuples autochtones d’Amérique du Nord ont utilisé le terme « Two Spirit » (« deux Esprits » en français) pour reconnaitre l’existence d’identités et d’expressions de genre multiples. Le terme ne renvoie pas à une définition spécifique du genre ou de l’orientation sexuelle (voir définition dans le glossaire). Il s’agit plutôt d’un terme générique qui réunit les noms, les rôles et les traditions spécifiques que les peuples amérindiens ont pour leurs propres personnes two-spirit. Pour le peuple Navajo, par exemple, les hommes et les femmes two-spirit portent en eux à la fois un esprit masculin et un esprit féminin et sont bénis par leur Créateur de voir la vie à travers les yeux des deux – ils sont l’incarnation parfaite des deux genres en une seule personne (Enos, 2017). Dans d’autres communautés, la fluidité de genre est complètement tolérée sinon célébrée et l’égalité des genres est considérée comme faisant partie des normes sociales standard. Par exemple, dans le petit territoire autochtone de Guna Yula – un archipel au large de la côte est du Panama aussi connue sous le nom de San Blas –, les garçons peuvent choisir de devenir Omeggid, soit littéralement « comme une femme », ce qui signifie qu’ils agissent et travaillent comme les autres femmes de la communauté. Ce « troisième genre » est un phénomène tout à fait normal dans les îles, et si les transitions de féminin à masculin sont extrêmement rares, elles sont tout aussi acceptées (Gerulaityte, 2018). De même, dans la région de l’Istmo de Tehuantepec dans l’État d’Oaxaca au sud du Mexique, il existe trois genres : féminin, masculin et muxes. Un muxe est une personne née homme mais qui ne se comporte pas de façon masculine. Ces personnes ne sont pas seulement respectées mais constituent également une part importante de la communauté. Cette troisième catégorie a été reconnue et célébrée depuis l’époque préhispanique. Certaines légendes racontent qu’ils sont tombés de la poche de Vicente Ferrer, le saint patron de Juchitán de Zaragoza (une petite ville de cette région qui célèbre la « Vela de la Intrepidas » - la Veillée des intrépides –, la célébration annuelle des muxes chaque novembre), alors qu’il traversait la ville. Selon les locaux, cela signifie donc qu’ils sont nés sous une bonne étoile (Synowiec, 2018).
Pourquoi mentionnons-nous ces exemples ? Certains experts ont avancé que pour comprendre les expériences des hommes et des femmes et leur impact sur la société, nous devons cesser de nous concentrer sur la différence [sexuelle] et nous concentrer sur les relations, sur l’affirmation que « le genre est après tout, une question de relations sociales au sein desquelles les individus et les groupes agissent (…) » (Connell, 2004 : 11). En termes informels, le genre n’est pas un simple trait naturel et inné, mais plutôt un qui est appris et performé. En outre, les façons dont nous performons le genre peuvent aussi être connectées à nos expériences personnelles en tant qu’individus ayant enduré des formes de discriminations multiples, intersectionnelles et de longue date.
Kimberley Crenshaw, juriste afro-américaine, a inventé le terme « intersectionnalité » dans son article de référence « Mapping the margins : intersectionality, identity politics, and violence against women of color » (1989) pour théoriser les manières dont les individus peuvent être soumis à des formes multiples et aggravées de discrimination (telles que le racisme, le sexisme, l’homophobie, la transphobie, le capacitisme, la xénophobie, le classisme, etc.) qui sont interconnectées. Selon Crenshaw, ces dernières ne peuvent être examinées séparément les unes des autres (pour une lecture plus approfondie sur l’intersectionnalité, voir le Module 9 sur les dimensions de genre de l’éthique de la série de modules universitaires sur l’intégrité et l’éthique). Puisque ce terme permet de combiner différentes expériences qui s’intersectent, il s’agit d’un concept important et souvent utilisé en criminologie. L’intersectionnalité nous permet de nous concentrer sur les domaines dans lesquels des formes multiples et croisées d’inégalités affectent les personnes qui ont été historiquement désavantagées et permet d’introduire dans la discussion sur la criminalité leurs expériences et leurs perspectives (Castiello Jones, Misra, McCurley, 2013). Crenshaw a conçu ce terme en étant consciente du besoin, articulé par d’autres femmes afro-américaines, « de penser et de parler de la race à travers le prisme du genre, ou de penser et de parler du féminisme à travers le prisme de la race » (Adewunmi, 2014). En d’autres termes, l’intersectionnalité décrit le chevauchement et l’interconnexion des identités sociales qui affectent et informent souvent la façon dont nous nous mouvons dans la société (étant femelle, pauvre et migrante ; étant mâle, étranger et handicapé, etc.). Les identités qui se croisent ne sont pas mutuellement exclusives, mais travaillent plutôt ensemble afin de construire la façon dont une personne est perçue dans la société. Crenshaw a suggéré que nos identités doivent être considérées simultanément afin de refléter et d’analyser comment les hiérarchies de pouvoir façonnent nos expériences (Cooper, 2016).
Pourquoi parler d’intersectionnalité dans un module sur le genre et la criminalité organisée ? Autour du monde, le nombre d’hommes et de femmes en détention pour leur implication dans des activités de trafic de stupéfiants a augmenté de façon exponentielle (ONUDC (c), 2018). Néanmoins, ce phénomène ne peut s’expliquer uniquement par l’examen du genre des personnes incarcérées. Dans de nombreux pays, les hommes et les femmes issus de communautés autochtones ou de minorités ethniques sont surreprésentés dans le système pénitentiaire. Pour autant, beaucoup d’entre eux sont originaires de pays ayant subi des traditions coloniales qui ont créé des hiérarchies sociales et contribué à rendre ces communautés plus vulnérables. L’intersectionnalité met en évidence le rôle que le genre, l’ethnicité/la race et d’autres facteurs jouent dans les relations des personnes avec la justice. Elle nous montre également comment les stéréotypes que nous construisons sur les hommes et les femmes, qui sont aussi d’autres races, nationalités ou qui font partie d’une autre classe sociale et/ou économique, ont un impact et façonnent leurs rencontres avec la loi. Par exemple, en utilisant l’intersectionnalité nous pouvons mieux expliquer le nombre croissant de femmes purgeant une peine de prison, y compris pour des infractions mineures de trafic de drogue. Certains criminologues, et une grande partie de la couverture médiatique, attribuent cette tendance aux relations des femmes avec les hommes. L’intersectionnalité nous permet de fournir une explication plus nuancée. Les femmes sont moins susceptibles que les hommes d’être en mesure de payer les amendes ou de verser la somme requise pour la mise en liberté sous caution car de manière générale les femmes gagnent moins que les hommes et ont un accès inégal aux opportunités d’éducation et/ou d’emploi. Par conséquent, elles peuvent aussi être moins susceptibles d’être prises en considération pour des sanctions et mesures non privatives de liberté si leur vulnérabilité économique et sociale est évaluée comme facteur de risque (ONUDC (c), 2018). Bien qu’il s’agisse clairement d’une généralisation, les mêmes tendances s’appliquent également aux femmes dans les groupes criminels organisés.
Les femmes dans les groupes criminels organisés, cependant, ne tendent pas seulement à être plus pauvres ou moins instruites. Elles sont également plus susceptibles d’être immigrantes, autochtones, handicapées et âgées (WOLA et al, 2013). En outre, les marchés criminels organisés tendent à être fortement genrés – c’est-à-dire que les rôles et tâches ont tendance à être attribués principalement en fonction du genre. Cela se traduit également par le fait que la plupart des positions de pouvoir ou de contrôle sont occupées par des hommes. Les femmes sont plus susceptibles d’accomplir certaines des tâches les moins bien rémunérées, les plus risquées et périphériques de la criminalité organisée. Cela signifie souvent qu’elles sont plus exposées aux yeux de la police et donc plus susceptibles d’être détenues. De plus, exclues des cercles de pouvoir, les femmes sont également moins susceptibles de détenir des connaissances ou des renseignements qui leurs permettraient de négocier des peines moins lourdes ou des conditions moins strictes (WOLA et al, 2013).
Il est important de se rappeler que l’intersectionnalité ne concerne pas uniquement le genre. Il s’agit de la manière dont de multiples systèmes s’imbriquent pour créer et perpétuer l’inégalité. Par exemple, de nombreux membres de peuples autochtones ou aborigènes inculpés d’infractions peuvent ne pas être capables de communiquer dans une autre langue que la leur ; ce qui peut limiter leur capacité à avoir un procès équitable. Un nombre sans précédent d’individus se déplacent en tant que migrants, se retrouvant parfois mêlés à des activités délictueuses pour survivre. L’inaccessibilité à des interprètes de qualité ou à des mécanismes de justice qui reconnaissent ces défis structurels auxquels les personnes sont confrontées se traduit par un manque d’accès à la justice (WOLA et al, 2013). En somme, l’intersectionnalité peut nous aider à voir comment les hommes ainsi que les femmes sont impactés par des formes multiples et stratifiées de discrimination ; elle nous aide à fournir une compréhension plus nuancée des raisons et contextes qui sous-tendent la criminalité. Ne pas prendre en compte ces facteurs multiples et ces formes superposées de discrimination exacerbe les vulnérabilités des individus.